Aquarius ou L'origine de mon monde



Ils se sont rencontrés à Marseille, c'était les années 20. Ils se sont mariés, ont eu des enfants. La dernière est née à la fin de la guerre. Ils vivaient dans un quartier à flanc de colline, dans une rue tellement escarpée que même à pied on descend tout doucement, une rue tellement en pente que chaque maison surplombe le toit de sa voisine. Comme tous les autres, ils ont construit une maison toute blanche, avec un tout petit peu de pierre. Son toit est en terrasse, il ne pleut pas beaucoup à Marseille. Elle est toute blanche avec un toit en terrasse, un peu comme sur toutes les rives de cette même mer.


photo Visit Greece

Leurs voisins sont arméniens, corses, chypriotes, tout le monde dans cette rue est arrivé par bateau. Eux sont venus d'une petite île qui fait face à la Turquie (on l'aperçoit à l'œil nu). C'est une île toute sèche, une île de pêcheurs dont on relie les villages par caïque, une île occupée par les Italiens* à l'époque où ils l'ont quittée. Son nom à lui s'écrit avec des lettres qui n'existent pas dans l'alphabet latin, alors nous portons un nom "qui s'écrit comme ça se prononce", retranscrit phonétiquement par un officier d'état-civil italien.

Au fil des ans et des unions, la famille s'est agrandie ou élargie. A ceux qui ont quitté la pauvreté se sont rajoutés ceux qui ont fui les massacres perpétrés dans ce fameux pays que l'on voit à l'œil nu. Eux aussi sont arrivés par bateau, sans autre bagage que les souvenirs du sang et des armes qui ne les laisseront jamais tranquilles**.

Aujourd'hui, près d'un siècle plus tard, d'autres essaient de rejoindre les rives pacifiques de cette même mer, fuyant d'autres guerres ou une autre misère. Ils ont certainement au fond du cœur la même peine que rien ne consolera jamais, même s'ils trouvent enfin refuge. Certains d'entre eux partiront, et n'arriveront jamais, victimes de la rage des flots sur leurs bateaux d'infortune.


Depuis le début de sa mission, l'Aquarius, affrété par SOS Méditerranée, a recueilli près de 20 000 personnes secourues en mer. Chaque journée en mer coûte 11 000 euros, soit le prix d'un café pour 6000 personnes ou le prix d'une place de cinéma pour 1200 autres.



*devenu colonie italienne lors de la guerre italo-turque, le Dodécanèse le restera jusqu'en 1945. Un autre épisode du feuilleton de l'absurde "les guerres, la politique, les hommes".
** pour ceux que le sujet intéresse, je conseille la lecture de Middlesex de Jeffrey Eugenides. Il y retrace une fuite de Turquie dont j'ai entendu une version assez semblable.